affectă
[de corps je pense]
dans le jardin, il y a un puits, une cavité profonde avec une margelle en verre. La nuit se lève, l'air est fragile. Tout autour de ce puits, des questions impénétrables et d'une intimité sauvage. Dans l'allée principale, des sandales rouges sont chevillées à Carolina et la vigueur de son corps est retenue en elle. Dans cette fin du monde imminente, elle est tout à la fois le silence de ses sens et la musique du souffle. Les questions inspirent, convoquent le regard et restent. Je suis seule à entendre le bonheur d'un corps écrit. Plus rien n'apparait simplement, ni la peau, ni les marques des désirs, ni la solitude au fond du puits. Cette écriture-là dans mes yeux au lieu de soi ― une vie sans hommes
du vêtement, la vanité aime les courbes. Si je lis ses yeux suivant le fil de chaque ligne aspirée, ce serait plus beau de l'extérieur. Les belles impressions tout en relief vertigineux paraîtraient hors du corps. Plus il y a de courbes sur une même ligne plus la beauté serait un espace tendu à l'autre, et l'ensemble des lignes — l'être au modèle. De la sensation née des choses vécues, elle explique qu'elle ne sait rien, qu'elle a laissé l'origine en suspens le matin de sa propre naissance. Du vêtement sur sa peau qui est au temps la résistance l'eau et la douleur, du même temps qui dévore ses tissus mais qui l'arme durement dans ses failles pour qu'aucun baiser ne puisse la libérer, elle attend le jour d'une texture remarquable. Elle est évasive, elle est confuse. Et quand elle parle du vêtement, courant intérieur insoluble à l'extérieur, c'est de son amour replié
Les collections rassemblent. Les collections isolent.
Elles rassemblent ceux qui aiment une même chose.
(Mais personne n'aime comme j'aime, moi ; ni assez).
Elles isolent de ceux qui ne partagent pas la même passion.
(Presque tout le monde, hélas.)
Je vais donc essayer de ne pas parler de ce qui m'intéresse le plus.
Je vais parler de ce qui vous intéresse, vous.
Mais cela me fera penser, souvent,
à ce que je ne peux pas partager avec vous.
Oh, dites. Vous ne voyez pas.
Vous ne voyez donc pas comme c'est beau.
Susan Sontag, L'amant du volcan
et le point sensible cristallisant les vagues dans le bassin au maudit garde-corps - limite passante aux lueurs délavées - le caractère neige sous son lit de passion - balancé par les eaux redoutables qui vont jusqu'au symbole large puis reviennent lentement au signe rétréci - pour l'arôme inavouable qu'a la différence - pour les mélopées laiteuses qui se caillent - quel sentiment prégnant au fond de nous ?
Entre ciel et sable, entre le Tout et le Rien, la question est brûlante. Elle brûle et ne se consume pas. Elle brûle pour elle-même, dans le vide. L'expérience du désert, c'est aussi l'écoute, l'extrême écoute. Non seulement on entend ce que l'on ne pourrait entendre ailleurs, le vrai silence cruel et douloureux parce qu'il semble reprocher même au coeur de battre ; mais, également, lorsque l'on est couché, par exemple, sur le sable, il arrive que, tout-à-coup, un bruit insolite nous intrigue ; un bruit comme celui d'un pas humain ou d'un animal.
Edmond Jabès, Le Livre des Ressemblances
Quel est donc ce manque que la photographie va s'échiner à remplir ? Ce face-à-face avec une béance qu'elle me force à ausculter dans une course qui ne peut, encore aujourd'hui, se terminer ? Manque et béance (je crois ces deux mots très justes) qui, par ailleurs, ne concernent en rien ma pratique d'écrivain.
Denis Roche, La photographie est interminable
[entretien avec Gilles Mora]
« L'esprit des amants et la Nature se regardent l'un l'autre dans les yeux ; ce sont deux directions d'une même action, un fleuve qui coule dans les deux sens, un feu qui brûle par les deux bouts. Reconnaître un être ou un objet sans du tout le ramener à soi est alors chose parfaitement impossible ; car "prendre connaissance" des objets, c'est leur "prendre" quelque chose. Ils conservent leur forme, mais paraissent tomber en cendres à l'intérieur ; quelque chose d'eux s'évapore et il ne reste plus que leurs momies. C'est pourquoi il n'est pas non plus de vérité pour les amants. Elle serait une rue sans issue, une fin, la mort de la pensée qui, tant qu'elle demeure vivante, ressemble à la frange d'une flamme où s'enlacent la lumière et l'ombre. Comment un objet isolé pourrait-il s'allumer là où tout brille ? A quoi bon l'aumône de l'assurance et de l'évidence là où tout surabonde ? Et comment peut-on encore désirer quelque chose pour soi seul, serait-ce même ce que l'on aime, quand on a éprouvé que les amants ne s'appartiennent plus l'un à l'autre, mais doivent s'offrir à tout ce qui vient à eux, entrelacés par leurs regards ? »
Robert Musil, L'Homme sans qualités
(traduction par Philippe Jaccottet)
à la première tranche, c'est l'exaltation des matins.
Le jasmin s'étoffe, et lorsque je l'abreuve, son odeur sied au pantalon robuste que je porte. Je ne sais plus depuis quel moment je revêts la culotte longue, longtemps je n'ai pas eu la conscience du vêtement durable. Comme un apprêt de peau escorté de sens que j'enfilerais à l'inné, c'est le rappel de l'armure ― ma structure. Le bruit du frottement des corps qui se rejoignent n'illumine personne, et personne n'entend par là ― la vision immanente au toucher. À la quatrième tranche, la passion du soir, les hommes cherchent la vérité dans la trame fleurie des bouches ardentes. Je note le parfum obsessionnel d'une interrogation
un plomb de robe dans mon bras droit, je m'étire au pied d'un arbre mordoré mais l'arbre est mourant. Juin m'a appris le cru des lumières des matins et la voie striée des feux vespéraux. Il n'y aura plus de lettres d'amour au printemps et l'arbre disparaîtra. Quand la fièvre d'hiver envahit la mémoire, quand la nostalgie jeune séduit les yeux et qu'elle envahit inexorablement la conscience — la nature déleste les robes de leur sable d'or, elle est implacable
à chaque commencement, j'entends la même folie me murmurer sa trame. Je m'assieds instinctivement sur le tabouret d'une niche charnelle et je me lis à voix nue. Je ne sais pas à ce commencement si je dois me recentrer ou me concentrer. Mon corps est une figure réfractive aux premières fois. Première ombre, premier éclat de tonnerre, rideau sur le premier amour — il pleut des tresses de rougeur profonde. Je regarde mes sensations diffuses dans des carreaux de miroir. J'inspire un peu d'air bruissant et je croise la jambe gauche sur la jambe droite, ainsi j'épouse les lignes transversales de la chambre. Contre moi - une garde-robe. Je décroise les jambes avec le même instinct du départ et je me souviens fibre à fibre d'une chaleur humide. Mon corps est une toile d'exercices quand le vent chasse la pluie à l'intérieur
(iar noi — şi stelele
înnebuniseră pe cartier — hrăniţi doar cu trotuare
umblam prin dragoste căutând o ieşire
şi întinzându-ne mâinile până ce oasele lor deveneau
ca pânza de păianjen, noi pipăiam
pe burtă stelele, într-o chemotaxă barbară, şi brusc
stelele năşteau stele)
da, trandafirul.
(et nous — et les étoiles
du quartier étaient devenues folles — avec les trottoirs
pour seule nourriture
nous marchions par amour en cherchant une issue
les mains tendues jusqu'à ce que leurs os forment
une toile d'araignée, nous palpions
le ventre des étoiles, dans une chemotaxe barbare, et soudain
les étoiles engendrèrent des étoiles)
oui, la rose.
Mircea Cărtărescu, Totul / tout
traduit du roumain par Nicolas Cavaillès
[extrait VII, éditions hochroth-Paris]
la lune est crayeuse et les femmes écrivent l'impossible. Les plus grands arbres ont tous déployé leurs feuilles. Même le vieux lilas derrière le mur a de l'envergure. Il est ce désir enraciné longtemps improbable. Mais dans ce paysage d'adresse, il n'y a pas de mots prononcés. Toutes les choses sensibles cherchent un nom, tant les hauteurs de joie que les intérieurs convulsés, et les boucles filandreuses que dessine le temps dans les bras du texte. La lune est instable et elle éclaire aussi — ailleurs, des gens s'aiment sur un banc érodé face à la mer
Es bleibt uns vielleicht irgend ein Baum an dem Abhang, daß wir ihn täglich wiedersähen ; es bleibt uns die straße von gestern und das verzogene Treusein einer Gewohnseit, der es bei uns gefiel, und so blieb sie und ging nicht.
Rainer Maria Rilke, Werke : Gedichte 1910 bis 1926
[Druineser Elegien - Die Erste Elegie]
il n'y a plus d'enlèvement, plus de siège dans la capitale ni de destinée indécise. À la place de la victoire, c'est un sentiment intime comme un livre refermé. Aux lèvres impérieuses des anciens conquérants, le jour s'attache à la nuit pour que le temps s'arrête. Et on peut entendre — ils ne savent pas — l'intranquillité du double.
.Y.
Les uns roulent les apparences pour souligner leur aspect souple et se voient flamboyants en boule de suie sur la pente. Les autres ne gesticulent pas tant dans la fumée, et ne se plantent nulle part ailleurs qu'en leur terrain intérieur — un foyer illustre toujours le tison des uns des autres — mais c'est cette plume incandescente en toi que je veux éveiller ce soir et qui ne luit que dans le noir de ton Autre.
○
L'accord.
« Il fait beau », dit Arnolphe. Tout le monde en convient. « Il fait chaud », ajoute-t-il. Mais Climène aussitôt : « Vous trouvez ? » lui dit-elle.
On s'accorde sur ce que l'oeil voit. Il nous fait unanimes. Mais la peau est plus personnelle, et je me demande pourquoi. Que si nous différons les uns des autres par cette sensation de la peau bien plus que par celle de la vue, c'est donc cette dernière qui aura le privilège de servir à nous accorder. Elle fera qu'il n'y ait qu'un monde pour tous, de mêmes objets, des termes définissables et une « science objective ».
Paul Valéry, Mauvaises pensées
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