« L'esprit des amants et la Nature se regardent l'un l'autre dans les yeux ; ce sont deux directions d'une même action, un fleuve qui coule dans les deux sens, un feu qui brûle par les deux bouts. Reconnaître un être ou un objet sans du tout le ramener à soi est alors chose parfaitement impossible ; car "prendre connaissance" des objets, c'est leur "prendre" quelque chose. Ils conservent leur forme, mais paraissent tomber en cendres à l'intérieur ; quelque chose d'eux s'évapore et il ne reste plus que leurs momies. C'est pourquoi il n'est pas non plus de vérité pour les amants. Elle serait une rue sans issue, une fin, la mort de la pensée qui, tant qu'elle demeure vivante, ressemble à la frange d'une flamme où s'enlacent la lumière et l'ombre. Comment un objet isolé pourrait-il s'allumer là où tout brille ? A quoi bon l'aumône de l'assurance et de l'évidence là où tout surabonde ? Et comment peut-on encore désirer quelque chose pour soi seul, serait-ce même ce que l'on aime, quand on a éprouvé que les amants ne s'appartiennent plus l'un à l'autre, mais doivent s'offrir à tout ce qui vient à eux, entrelacés par leurs regards ? »


                               Robert Musil, L'Homme sans qualités
                               (traduction par Philippe Jaccottet)